Le service public est-il soluble dans le big data ?
Administration électronique et services en ligne ont déjà apporté des progrès pour les usagers, et le futur proche promet de très profonds bouleversements. Au centre de ceux-ci : le big data, c'est-à-dire le traitement massif des données. Action publique pilotée par algorithmes offrant des services personnalisés aux usagers, meilleure gestion des transports, prévention des catastrophes naturelles : les effets positifs de la révolution qui s'annonce sont nombreux. Mais le risque d'une suppression massive des emplois et d'un contrôle social fortement accru est aussi bien réel.
Sous le titre “ Gouverner à l'ère du big data – Promesses et périls de l'action publique algorithmique ”, l'Institut de l'entreprise a publié début mai une note très intéressante tentant de faire le point sur les importants changements que nos sociétés vont connaître dans quelques années. Ces bouleversements présenteront sans doute des aspects très positifs mais ils sont également de nature à créer de réels problèmes d'éthique, mettant en cause (entre autres) les principes même du service public.
Des avantages certains...
L'administration reçoit aujourd'hui des données en continu sur chaque usager, que les outils numériques et les bases de données permettent de croiser pour produire de nouvelles informations, explique la note de l'Institut de l'entreprise rédigée par Elisabeth Lulin. Ainsi, les pétaoctets de données ( voir le petit lexique en bas de cet article ) que nous fournissons vont permettre de construire une action publique personnalisée, prédictive, préventive et participative. Cette action publique personnalisée va ainsi permettre à chacun d'entre nous d'être perçu comme une citoyenne et un citoyen et non plus comme des individus indifférenciés appréhendés uniquement au travers de catégories préétablies. Une connaissance pointue de l'usager va également permettre à l'administration de proposer des services personnalisés. Chacun fera alors appel au service public quand cela lui paraîtra nécessaire en fonction de ce qu'il désirera et en toute connaissance des offres qui lui sont destinées. « L'administration doit donc acquérir une nouvelle culture de pilotage de projets complexes et orientés vers les usagers » remarque Elisabeth Lulin. Autre aspect positif émergeant des algorithmes : la gestion des transports, des milliers de capteurs permettant d'orienter les flux de circulation en temps réel. La prévention des catastrophes naturelles sera également sensiblement améliorée.
... et des craintes bien réelles
Le nouveau monde qui s'annonce va cependant poser de nombreux problèmes. Une action publique personnalisée (outre le fait qu'elle semble contraire aux principes d'universalité du service public et d'égalité d'accès au service public) entraîne inéluctablement une transparence totale des citoyennes et citoyens aux autorités publiques : elles sauront comment nous vivrons, ce que nous consommerons, et même en grande partie ce que nous pensons, et pourront agir en conséquence. « Votre traitement médical vous sera remboursé si vous observez la prescription du médecin, vos primes d'assurances maladies seront modulées selon votre hygiène de vie » écrit l'Institut de l'entreprise. « Une segmentation identitaire, fondée sur qui nous sommes est illégale, en revanche une segmentation comportementale, fondée sur ce que nous faisons, serait légale » estime pour sa part Elisabeth Lulin, qui a mené l'étude de l'Institut. À ce contrôle social accru, pourrait s'ajouter l'action des objets connectés pour la surveillance des salariés d'une entreprise et des agents du service public ( thème non abordé par l'étude de l'Institut de l'entreprise ). Novatrice dans un certain sens, la Mairie de Paris avait déjà mis en place à la fin des années 1990, sous la mandature de Jean Tiberi, un système de badges dans l'un de ses services qui aurait pu permettre si nécessaire d'exercer un contrôle très précis sur le temps passé par les agents en dehors de leur bureau. Autre question importante : l'impact de la numérisation de la société sur l'emploi. Plusieurs études menées aux États-Unis et en Europe évaluent entre 35 % et 52 % le nombre d'emplois menacés par rapport à ceux existant actuellement. Dans la Fonction publique française, le statut des fonctionnaires empêche cependant les licenciements économiques et les gouvernements ont ainsi opté pour le non remplacement des fonctionnaires partant en retraite. Selon Elisabeth Lulin, cette situation ne peut, à moyen terme, qu'handicaper le secteur public : - en l'absence d'ajustement des emplois, donc de gains de productivité, il devient difficile de justifier les investissements nécessaires à l'action publique algorithmique ; - le non remplacement des fonctionnaires « a un effet désastreux » car il empêche l'arrivée des “ digital native ” susceptibles de faire entrer la culture numérique dans les administrations ; - il ne reste plus alors au secteur public que la mobilité et la reconversion des agents en poste, « un processus très lent et coûteux ».